La Reichsuniversität, vitrine des horreurs nazies
Sous l’occupation allemande, l’Université de Strasbourg devient en 1941 l’Université du Reich, « la Reichsuniversität ». Les Allemands veulent utiliser la prestigieuse institution pour poursuivre leur projet de germanisation de la région, entamé par l’Empereur Guillaume I. Sur fond d’idéologie nazie, elle deviendra le triste théâtre de crimes commis en son sein.
En 1941, deux ans après le début de la Seconde guerre mondiale, l’Alsace tombe aux mains des nazis qui s’installent à Strasbourg. Cette fois, la région n’est pas annexée mais occupée: « Le régime de Vichy n’a jamais signé de traité avec les Allemands. Il n’y a donc pas eu d’annexion mais une occupation», explique Denis Durand De Bousingen, historien et journaliste.
Cette situation permet aux dirigeants nazis de prendre le contrôle de l’Université de Strasbourg, qu’ils rebaptisent « La Reichsuniversität », l’Université du Reich. Avec un objectif: la faire briller de tous ses feux. « Les Allemands reviennent avec l’idée qu’en 1918, les Français ont laissé se dégrader l’œuvre universitaire allemande », souligne Denis Durand de Bousingen. Ils vont alors déployer les grands moyens pour recréer « une université et une faculté de médecine avec les meilleurs professeurs, des locaux et des moyens ».
L’idéologie justifie les moyens
C’est donc sous la houlette de ces prestigieux scientifiques, qui sympathisent avec les théories du IIIème Reich, que la Faculté de Médecine de Strasbourg devient alors le théâtre de sordides expériences. Des expériences humaines orchestrées par Eugen Haagen (expériences pour le vaccin contre le typhus), Otto Bickenbach (expériences pour trouver un antidote à un gaz de combat) et notamment August Hirt, le Directeur de l’Institut d’Anatomie et membre de l’ »Ahnenerbe » (l’Institut de recherche sur l’Anthropologie raciale crée par Heinrich Himmler en 1935). « Bickenbach, Haagen et Hirt vont se dire que puisque l’idéologie nazie considère que certaines personnes sont des êtres inférieurs (c’est-à-dire les Juifs ou les Slaves), il n’y a aucune raison qu’on n’utilise pas ces gens comme des cobayes », explique Denis Durand de Bousingen.
Découverte de 86 cadavres
En novembre 1944, à la libération de Strasbourg, les Alliés prennent la mesure de l’horreur des expériences menées par les nazis. Ce que les Américains découvrent dans les caves de l’Institut d’Anatomie de l’Université de Strasbourg dépasse l’entendement: «17 corps intacts et 225 segments appartenant à 64 personnes au moins », raconte Georges Federmann, un psychiatre strasbourgeois qui se bat depuis les années 90 pour honorer la mémoire de ces victimes.
Ces corps disséqués appartenaient à 86 victimes juives, transférées d’Auschwitz au camp de concentration de Natzweiler-Struthof (près de Strasbourg) pour servir aux sombres projets du sinistre directeur de l’Institut d’Anatomie, Auguste Hirt.
Cette découverte macabre va susciter bien des questionnements. Kirsten Esch, la petite-fille du doyen de la faculté de Médecine de l’Université de Strasbourg, Johannes Stein, s’interroge notamment sur la complicité de son grand-père. Dans un documentaire intitulé « La Reichsuniversität de Strasbourg », diffusé en 2018 sur la chaîne ARTE, la réalisatrice se demande si son grand-père était au courant de ce qui se tramait au sein de sa propre faculté.
L’identité des victimes
D’autres comme le journaliste allemand Hans-Joachim Lang ne peut s’empêcher de se demander quelle était l’identité de ces 86 personnes brutalement assassinées. « Je connaissais les bourreaux, les lieux où avaient été commis les crimes mais qui étaient les victimes ? ». Son acharnement et des années de recherche vont permettre au journaliste scientifique et professeur honoraire d’anthropologie culturelle à l’Université de Tübingen de répondre à cette question. Il explique qu’il « avait lu dans un ouvrage sur le procès des médecins de Nuremberg qu’un employé d’August Hirt avait dressé une liste des matricules avec lesquels avaient été tatouées les victimes des camps de concentration. Je me suis dit que j’aurais tout simplement à retrouver cette liste dans les archives ». Avec l’aide d’une historienne bénévole, Hans-Joachim Lang finit par obtenir une copie de ce document aux archives municipales de Strasbourg.
« J’étais très très content de ce résultat mais c’est seulement à ce moment-là que le vrai travail commençait », remarque le journaliste. Car sur la fameuse liste, établie par l’assistant d’Auguste Hirt, un dénommé Henry Henripierre, ne figuraient que les matricules des anciens détenus pas les noms des victimes. Hans-Joachim Lang chercha inlassablement à connaître le nom derrière ces numéros. Après six années de recherche dans de nombreuses archives de Jérusalem à Auschwitz en passant par Paris, Bruxelles, Amsterdam, Vienne et Berlin, il arrive enfin à identifier les victimes d’Auguste Hirt.
La collection d’Auguste Hirt
Aujourd’hui, Hans-Joachim Lang fait partie d’une commission internationale de chercheurs, appelée Commission historique sur l’histoire de la Faculté de médecine de la Reichsuniversität, qui a vu le jour en 2016. En s’appuyant sur différents documents, les chercheurs sont arrivés à la conclusion qu’August Hirt envisageait d’élargir la collection anatomique déjà présente au sein de son institut d’Anatomie et que les cadavres retrouvés dans les caves de l’Université allaient certainement faire partie de cette collection.
Le professeur allemand explique que trois indices vont notamment aboutir à cette piste: tout d’abord une lettre envoyée en septembre 1944 par Wolfram Sievers, le dernier directeur de l’Ahnenerbe Forschungs- und Lehrgemeinschaft (Société pour la recherche et l’enseignement de l’héritage ancestral), à Rudolph Brandt, l’adjudant d’Himmler. En objet de la missive figure « collection de squelettes juifs ». Dans cette lettre, Sievers demande ce qu’il faut faire des corps alors que l’arrivée des Alliés à Strasbourg est imminente. Au lendemain de la libération de Strasbourg, le fameux assistant d’August Hirt, Henry Henripierre raconte dans son témoignage, « que les cadavres étaient destinés au Musée Anatomique de Hirt ». Celui-ci avouera en janvier 1945, que la vieille collection de crânes de Gustav Schwalbe qui se trouvait au sein de l’Institut d’Anatomie de Strasbourg était la seule chose à son institut qui était en rapport avec la recherche sur les races. Pour Hans-Joachim Lang, c’est donc une évidence : les cadavres de ces 86 personnes étaient destinés « à élargir la collection de l’institut d’August Hirt en fonction de critères modernes ». Avec ce terme, Hirt sous-entendait des critères issus des représentations racistes de l’époque. « Au 19èmesiècle, on a commencé à classifier les crânes selon des critères raciaux », souligne le journaliste-historien.
Fin d’une sombre légende
Mais les travaux des chercheurs ne vont pouvoir empêcher les rumeurs. Au lendemain de la découverte des corps mutilés, les médecins légistes français, chargés de l’autopsie des corps, avaient conservé certains de ces restes humains dans des bocaux.
Dans les années 2000, la découverte des bocaux, qui contenaient les vestiges de l’autopsie, vont raviver une sombre légende. Certains racontaient avoir vu des restes anatomiques de ces cadavres dans les caves de l’université, d’autres affirmaient que des travaux pratiques avaient été menés sur les corps de ces martyrs bien après la fin de la deuxième guerre mondiale.
Georges Federmann avoue ne pas avoir cru à « ces rumeurs qui n’ont jamais été corroborées ». C’est grâce aux travaux du chercheur Raphael Toledano que celles-ci purent enfin cesser en 2015. Le chercheur avait retrouvé à l’Institut de Médecine Légale les bocaux, qui contenaient « la matière utilisée en 1944 par les légistes français pour découvrir la vérité».
Omerta sur les crimes nazis
Pourtant, le psychiatre strasbourgeois Georges Yoram Federmann se demande pourquoi au lendemain de la guerre, personne n’a osé briser l’omerta sur les crimes nazis . Ce n’est qu’à partir des années 90 que les langues ont commencé à se délier, notamment grâce à l’une de ses initiatives. « Durant toute la durée de mes études de médecine qui se terminent en 1985, jamais personne ne m’avait parlé de cette histoire. L’ensemble de la corporation médicale locale à Strasbourg a décidé consciemment ou inconsciemment de faire silence sur cette histoire alors qu’elle était connue», souligne-t-il. En 1997, il décide, avec le psychanalyste Roland Knebusch de Kehl, de mettre fin à ce tabou et crée le cercle Menachem Taffel, dont il est le président.
Cette association porte le nom du juif polonais qui se trouvait avec les 85 autres cadavres découverts par les Alliés dans les cuves de l’Institut d’Anatomie des Hospices Civils de Strasbourg. Sur son blog, Georges Federmann explique que Menachem Taffel, né en 1900, avait séjourné à Berlin avant d’être déporté en 1943 à Auschwitz. Conservé dans du formol, son corps sera retrouvé le 1er décembre 1944. Il précise que sur l’avant-bras gauche de Menachem Taffel était gravé le matricule 107969. « Ce n’est qu’en 1985 que pour la première fois son nom sera cité dans l’Album du Struthof, ouvrage présenté et commenté par Jean-Claude Pressac et édité par Serge Klarsfeld », souligne le psychiatre.
En 2003, le cercle Menachem Taffel organise alors un colloque qui va permettre à Hans-Joachim Lang de rendre public le résultat de ses recherches.
Ce combat a permis non seulement de donner une identité aux victimes mais de se souvenir aussi de leur calvaire. En 2005, une plaque commémorative à la mémoire des 85 victimes juives étaient inaugurées au cimetière de Cronenbourg puis une autre autre plaque était posée à l’hôpital civil la même année. Depuis 2011, un quai de Strasbourg porte même le nom de Menachem Taffel. C’est grâce à l’engagement du psychiatre français Georges Federmann pour réhabiliter la mémoire de ces oubliés que ces initiatives ont vu le jour. Accompagné d’un groupe de 10 à 20 personnes, Georges Federmann se rend deux fois par an devant l’Institut d’Anatomie pour rendre hommage aux martyrs. « Ça n’intéresse pratiquement personne », regrette le psychiatre. Selon lui, il s’agit « d’une histoire très embarrassante pour la communauté médicale et pour l’Alsace en général. La société n’arrive pas à intégrer le fait que les médecins peuvent, volontairement, se mettre au service du mal ».
De son côté, la Commission historique sur l’Histoire de la faculté de médecine de la Reichsuniversität a récemment rendu public ses conclusions.
Pour en savoir plus sur l’enquête de la Commission, cliquez ici.
Autres sources:
Le nom des nombres, site de Hans-Joachim Lang